L’éducation par les parents à la consommation responsable

– par Christine Barras, formatrice et consultante pour l’asbl Infordrogues

La fonction éducative passe par la transmission et l’incorporation de règles à suivre pour connaître les codes de vie en société et, en corollaire, en prévenir les multiples dangers. Quand les enfants sont petits, les parents leur interdisent de parler aux inconnus ou de traverser la rue sans faire attention aux voitures. Lorsqu’ils grandissent et s’éloignent du monde de l’enfance, les parents ont à utiliser d’autres ressorts que la persuasion par la simple injonction, la menace ou la peur. Dorénavant, ils ne sont plus en mesure de maîtriser ce que fait, où va, ou ce que veut un adolescent qui, pour accéder au statut adulte, doit se mesurer à la loi des parents et en vérifier la solidité et la cohérence. La transgression est un passage à l’acte destiné à la défier, pour prouver aux parents, toujours réticents à l’admettre, que l’adolescent n’est plus un enfant sans mystère, mais un adulte en devenir, avec une personnalité propre. La responsabilisation est l’acte éducatif qui justement porte sur cette délicate transition entre l’enfance et l’âge adulte : son but est de favoriser la construction progressive d’un contrôle interne(je ne transgresse pas parce que je comprends que ce n’est pas la bonne façon de faire), à la place du contrôle externequi est le propre de l’enfant (je ne transgresse pas parce que je vais être puni, mais je le fais si personne ne me voit).

 

Malgré les différends et les conflits qui opposent les générations, les adolescents gardent des attentes fortes vis-à-vis de leurs parents. Ils tiennent à ce que les adultes se préoccupent de leur santé, notamment en matière de consommation d’alcool (FEGPA, 2011 ; guide pour les parents, 2010).

 

En résumé, l’adolescent passe par une phase de transgression et d’opposition à la loi. La tâche des parents est difficile : s’ils entendent donner des instructions à leur ado, ils seront accusés d’être intrusifs, mais s’ils ne font rien, les ados se sentiront abandonnés. Il leur faut rester ouverts à la discussion, mais sans s’imposer. Responsabiliser son ado veut dire le rendre capable de faire des choix de vie sans pression extérieure, mais par une argumentation raisonnée qu’il se sera appropriée.

 

Le vin est-il une boisson alcoolisée comme les autres ?

 

Selon la loi actuelle, il est interdit de vendre, servir ou offrir une boisson alcoolisée à un mineur de moins de seize ans. Par conséquent, tout adulte qui en propose à un mineur, quelle que soit sa motivation (goûter au champagne pour fêter un anniversaire, faire connaître les différents alcools et leur mode de consommation), est en infraction avec celle-ci. Nous sommes face à un dilemme : d’une part, la loi vise à protéger les plus jeunes de l’alcool, qui est sur le plan médical une des drogues les plus dangereuse ; d’autre part, le vin bénéficie d’une aura particulière puisqu’il est profondément ancré dans notre culture.

 

Le ministre français de l’agriculture a déclaré récemment[1] que l’addiction à l’alcool est dramatique, mais qu’il n’a jamais vu un jeune qui sort de boîte de nuit et qui est saoul parce qu’il a but du Côtes-du-Rhône ou du Bordeaux. Selon lui, les jeunes boivent des mélanges, de l’alcool fort, des alcopops. Et de conclure : « Il faut éduquer au bon vin, pas aux cochonneries qui n’ont rien à voir avec le vrai vin ». Deux interprétations s’en dégagent. D’abord, la consommation modérée, l’art de la dégustation et non de l’ingestion incontrôlée, est indéniablement une question d’éducation. Cette éducation passe par l’exemple, par les mots, évite de faire de l’alcool un tabou propice aux fantasmes, c’est-à-dire fascinant parce que, justement, nul n’en parle. Ensuite, le ministre pose implicitement un lien entre l’initiation aux grands crus et la modération, avec son corollaire, l’ingestion de « cochonneries » et la beuverie. Le ministre oppose en outre les boissons autochtones, bonnes et prestigieuses, avec celles des étrangers, comme la vodka qui, comme il le rappelle, « ne pousse pas » en France. Outre l’argument du terroir qui en rajoute, cette vision, élitiste, met les ivrognes du côté des pauvres et des incultes, comme si la familiarité avec des produits de qualité conduisait forcément à une consommation raisonnée. Or, l’éducation au « bien boire » n’est pas une question de moyens financiers : l’alcoolisme mondain ou chronique est une réalité indépendante de la qualité du breuvage, un amateur de bière (ou de vin moins coûteux) peut éduquer ses adolescents à une consommation adaptée.

 

En réponse à ces propos polémiques, la ministre française de l’éducation, Agnès Buzyn[2], a rappelé que l’alcool tue chaque année 50 000 personnes en France, et que la molécule est la même quel que soit le type d’alcool. Elle reconnaît également, avec un certain embarras semble-t-il, que le vin fait partie de notre patrimoine. Le vin en France, la bière en Belgique : deux fleurons culturels, selon la formule consacrée, comportant une face sombre qu’il ne s’agit pas d’occulter. Le vin est, et en même temps il n’est pas un alcool comme les autres. Comment les parents peuvent-ils s’en sortir si l’Etat lui-même tient un double langage, valorisant et vilipendant à la fois un produit aussi accessible ? La polémique confronte deux points de vue qui ont tous deux un fondement légitime. Le vin fait partie du patrimoine culturel, mais l’alcool est dangereux pour la santé. Il est important que les parents en parlent avec leurs ados, pour éviter de donner à la boisson le goût du « fruit défendu ». La loi interdit de proposer de l’alcool à un mineur dans tous les cas : elle cherche à prévenir le danger sans prendre en compte la dimension culturelle du produit. La réponse est incomplète et fait du parent un hors-la-loi potentiel.

 

Les parents pris au piège ?

 

Les parents, désignés comme les premiers coupables en cas de dysfonctionnement de leur adolescent, sont pris dans l’exigence actuelle d’être performant, protecteur, actifs dans la construction de leur réussite et de celle de leurs enfants. Les enjeux sont de taille : ils sont tenus de garder le cap dans les situations les plus périlleuses, au risque de perdre la face vis-à-vis d’eux-mêmes (nous sommes des parents nuls), de leurs enfants (ils ne nous écoutent pas) et de la société, tentée parfois de faire payer les parents, au sens propre, lorsque leurs enfants dysfonctionnent (par exemple le projet, qui revient de façon récurrente, de supprimer les allocations familiales si le jeune commet un acte de délinquance[3]).

 

Si l’alcool est un produit culturel, alors les parents sont implicitement autorisés à les accompagner dans sa découverte (Saal et de Duve, 2018). Cet accompagnement n’exige pas une connaissance encyclopédique mais quelques notions simples, principalement sur le contexte de consommation. L’accompagnement peut également être motivé par des raisons autres : si l’alcool est considéré sous l’angle de son potentiel de dangerosité, l’éducation à son usage s’apparente à de la réduction des risques ; s’il est synonyme d’accès à l’âge adulte ou de virilité, le parent peut éprouver de la fierté à initier le jeune, renouant avec les rites de passage marquant la transition entre l’enfance et l’âge adulte. Ces motivations ont toutes un fond de légitimité et elles reposent sur un socle commun : l’adolescent ne va pas être encouragé à boire, mais il lui sera permis de goûter. Dans les années 1970, il n’était pas choquant de proposer une cigarette à son ado, pour reconnaître son statut d’adulte naissant. Mais aujourd’hui, le tabac n’est plus synonyme de liberté, alors que le vin garde ses lettres de noblesse. La légitimité du produit dépend fortement du contexte sociétal. Cela dit, l’alcool est une drogue dangereuse, les parents ne peuvent faire l’impasse sur cette réalité. Et rien ne prouve qu’une initiation précoce prémunisse l’adolescent d’une future addiction : le but de l’accompagnement parental dans cette expérience est avant tout de laisser la porte ouverte au dialogue.

 

Pour conjuguer le plaisir de consommer à bon escient et la prise de conscience des risques, il est préférable que l’accompagnement s’inscrive dans un cadre large, en évitant de centrer son attention sur le produit et ses caractéristiques, nobles ou vulgaires, pures ou corrompues. Au lieu d’être obnubilé par « l’offre », ce qui est en vente et à la disposition du public, il convient de se pencher sur la « demande », c’est-à-dire le pourquoi des consommations de produits psychotropes, dont le vin. Le parent qui s’adresse à son ado a souvent l’impression pénible de prêcher dans le vide. Or, il n’en est rien. Le discours des parents risque effectivement d’être ignoré, voire moqué, pendant une période souvent qualifiée de « crise », mais il va rejaillir plus tard, une fois cette étape franchie. « Le lien aux parentsest celui par lequel l’enfant intériorise le rapport à la règle, le sentiment d’obligation, non comme une simple restriction de sa liberté,mais comme un gain par acquisition de compétence »(Couteron, 2009, p. 11).Mais pour y parvenir, l’éducateur doit accepter que sa mission comporte un aspect ingrat fait de répétitions, de sentiment d’inutilité, mais qui constitue malgré toutes les embûches un tremplin nécessaire vers l’âge adulte.

 

L’importance du style éducatif

 

Accompagner son enfant ne signifie ni l’enjoindre à boire de l’alcool, ni lui transmettre des connaissances fines sur les différents cépages. Insister sur le cadre de consommation, expliquer ce qui est recherché à travers elle, permet au jeune de se construire un cadre de référence. « Les parents qui surveillent activement les usages de leurs enfants et qui transmettent de façon convaincante les règles familiales régissant la consommation d’alcool sont moins susceptibles d’avoir des enfants qui boivent »(Gaussot et al., 2011, p. 206). Cette phrase cache des pièges sous une formulation apparemment simple : que signifie surveiller activement ? comment transmettre de façon convaincante ? Les auteurs se fondent sur l’analyse des styles éducatifs parentaux élaborés par Diana Baumrind (1991) pour répondre à ces deux questions qui portent sur l’autorité dans la famille. En croisant deux dimensions, la sollicitude et l’exigence, elle définit quatre styles : vigilant,appelé également autoritatif (sollicitude et exigence), négligent(ni sollicitude ni exigence), indulgent(sollicitude sans exigence), autoritaire(exigence sans sollicitude). Le style vigilantest généralement décrit comme le plus bénéfique, articulant discipline cohérente, respect des besoins de chacun et chaleur humaine, sans excès et sans manque. Le contrôle parental dans un environnement démocratique est hautement valorisé dans notre société. Il signifie que le jeune sait qu’en cas de problème, il peut faire appel à ses parents. La transmission des valeurs se produit par le dialogue et par une série d’implicites qui marquent le jeune à l’insu de l’adulte, comme un mode de vivre et de penser, de s’exprimer, d’affronter les problèmes, de poser des choix politiques ou philosophiques. L’étude citée plus haut permet de formuler une hypothèse : lorsque l’exigence est forte (style vigilant et autoritaire), les consommations sont moindres, et plus encore, l’exigence sans sollicitude favoriserait l’abstinence, tandis que lorsqu’elle se lie à la sollicitude, elle inciterait à un usage modéré. Nous pouvons supposer que, dans un contexte familial autoritaire et peu chaleureux, l’abstinence n’est pas choisie, mais qu’elle repose sur la peur de la sanction. En revanche, une attention chaleureuse accompagnée d’exigences fortes réunit les ingrédients favorables à une la responsabilisation du jeune, donc à un choix de vie réfléchi. L’absence d’exigences et de repères est un terrain propice aux consommations à risque (Le Pape, 2008). Même en présence d’amour, l’absence d’exigence parentale prive l’enfant-roi d’étayage pour se construire. Nous pouvons en déduire que faire de l’alcool un tabou est aussi dommageable que d’en faire un produit anodin, l’important étant de mettre des mots, des balises claires, sur une réalité qui fait partie de notre quotidien.

 

Les motivations à consommer du vin

 

Réfléchir sur les motivations à consommer permet de se décentrer du produit au profit de la personne.

  • « Devenir grand » en est une. Mais il ne s’agit pas de « faire comme les adultes » à la façon des enfants, en imitant, mais en trouvant ses propres marques. Boire de l’alcool n’est qu’une des multiples réponses possibles à ce besoin légitime.
  • « Faire la fête » en est une autre. Nous buvons du vin, avec ou sans bulles, pour savourer un bon moment ou célébrer un événement, toujours dans un cadre structuré, et non à n’importe quel moment.
  • « Faire comme les autres » est un argument qui implique un certain manque d’assurance. L’éducation passe aussi par l’apprentissage de sa propre valeur, ce que les parents ont parfois un peu de peine à comprendre. Il ne s’agit pas de se soumettre à un enfant ou à un adolescent-roi, bien au contraire, mais d’apprendre à le connaître, avec ses ressources, pour qu’il se construise une identité positive.
  • « Ne plus s’ennuyer », ou « aller moins mal », sont d’un autre ordre. L’alcool est considéré comme une réponse alors qu’il n’est qu’un cache-misère. Le pourquoi de ce mal-être est à prendre en compte, le produit n’étant qu’une béquille pour traverser les épreuves.

 

Si l’alcool est une réponse possible dans un cadre protecteur, ce n’est pas non plus un passage obligé. L’abstinence est recommandée dans certaines cultures, ou nécessaire pour des raisons de santé. De la même façon qu’il ne faut pas faire de la consommation d’alcool un tabou, il ne faut pas en faire un autre de l’abstinence.

 

Au lieu de se focaliser sur le produit, les parents devraient se centrer sur les motivations de leurs jeunes à consommer de l’alcool. Ces motivations sont légitimes : vouloir se comporter en adulte, faire la fête, se consoler d’un chagrin, faire comme les autres… Les parents (et les éducateurs) peuvent suggérer qu’il existe une palette de réponses possibles, que l’alcool peut en être une dans certaines circonstances bien précises, mais qu’il est également possible de s’en passer. Le risque est de se cantonner à une réponse unique, l’alcool ou tout autre produit psychotrope, ce qui appauvrit psychologiquement la personne et la met en danger.

 

Les jeunes face à la société de consommation

 

La critique des jeunes face à la société de consommation est virulente : ils dénoncent les excès en tout genre qui mettent à mal notre avenir et celui de notre planète. Ces revendications offrent un espace de dialogue opportun. Dans les espaces de parole préparés par les adultes et offerts aux jeunes, le produit ne doit pas tenir le rôle principal. Le jeune qui ne boit pas, qui ne fume pas, doit pouvoir s’exprimer sans passer pour un nul sans expérience. Le recours aux motivations est essentiel puisqu’il ouvre la voie à la multitude des réponses possibles, et qu’il est inutile, par exemple, d’avoir connu l’ivresse du binge drinkingpour parler de sensations nouvelles ou d’émotions fortes. Un débat sur l’inquiétude face au futur peut déboucher sur les dangers liés à l’alcool, mais aussi, d’une façon plus large sur l’impact de la publicité sur nos choix de vie, sur le sentiment d’urgence qui nous envahit tous, ou sur le « tout, tout de suite » que les médias nous martèlent. Comment préparer son avenir, se penser en tant qu’adulte et en tant que citoyen dans une société qui prône la dépendance ? Si la menace et la peur sont inefficaces, le souci de l’autre est un argument qui porte, de même que l’image de soi ou la trace que l’on va laisser dans ce monde pour les générations futures.

 

Les jeunes nourrissent aujourd’hui de grandes préoccupations sur leur avenir et remettent en doute le bien-fondé de la société de consommation. Dans des espaces de parole, ils peuvent s’exprimer sur leurs inquiétudes et aborder la question des consommations, dans une approche qui n’est ni hygiéniste ni moralisante, mais qui repose sur une nouvelle philosophie de la vie.

 

[1] Interview du Ministre de l’agriculture Didier Guillaume, invité de BFM le 16 janvier 2019, https://www.liberation.fr/checknews/2019/01/16/le-vin-est-il-un-alcool-comme-les-autres_1703300

[2] Interview de la Ministre de la santé Agnès Buzyn le 18 janvier, sur France Info : https://www.huffingtonpost.fr/2019/01/18/le-vin-un-alcool-comme-les-autres-agnes-buzyn-repond-a-didier-guillaume_a_23645968/

[3] https://www.dhnet.be/actu/faits/supprimer-les-allocations-aux-parents-defaillants-51b7b06ce4b0de6db987e8fe

 

Sources

Baumrind D. (1991), « The influence of parenting style on adolescent competence and substance use », Journal of Early Adolescence, vol. 11, n° 1, p. 56-95.

Cottin P., Lanchon A. et Le Pennec A. (éd.), Accompagner les adolescents. Nouvelles pratiques, nouveaux défis pour les professionnels, Toulouse : Erès, collection L’Ecole des Parents.

Couteron J.-P. (2009), « Grandir parmi les addictions, quelle place pour l’éducation ? », Psychotropes,vol. 15, n° 4, p. 9-25.

Fédération Addiction (2012), Addictions, familles & entourage. Prévenir/éduquer/accompagner, disponible en ligne.

FEGPA (Fédération genevoise pour la prévention de l’alcoolismes) (2010), Guide pour des parents éclairés sur la consommation d’alcool à l’adolescence, disponible en ligne (Note : le guide n’est pas favorable à une initiation précoce, mais avec humour, insistant sur la confiance qui doit exister entre l’adulte et l’ado).

FEGPA (Fédération genevoise pour la prévention de l’alcoolismes) (2011), Mes parents face aux ados et l’alcool. Le point de vue des ados sur l’attitude de leurs parents face à la consommation d’alcool à l’adolescence, disponible en ligne.

Gaussot L., Le Minor L. et Palierne N. (2011), « Les styles éducatifs parentaux et la consommation d’alcool des jeunes », Alcoologie et addictologie, vol. 33, n° 3, p. 205-213.

Le Pape C. (2008), « La famille risquogène. Enjeux de recherche en sciences humaines et sociales », Notes et Documents, Observatoire sociologique du changement/CNRS, Sciences Po, 2008-4.

Saal C. et de Duve M., « Hors-la-loi ou pédagogues ? Les parents face à la consommation d’alcool des ados », Prospective Jeunesse Drogues Santé Prévention, n° 83, p. 21-23.